Article Clothilde Lasserre Hors série Pratique des Arts – Mai 2013

Traduire le mouvement à 180 degrés

Depuis quelques années, Clothilde Lasserre multiplie les cadrages audacieux sur le thème des foules. Dans ses dernières toiles, elle saute le pas et place l’oeil au dessus du sujet. Une façon de prendre de la hauteur face au monde. Mais avec un vrai défi plastique : Comment peindre une vue en plongée sans écraser ni sacrifier la perspective ? Textes de Marie Bodemer et Photos de Sylvie Durand (lien sur la revue).

Portrait

Née en 1969, Clothilde Lasserre a grandi à Bordeaux mais vit près de Paris. Cette autodidacte assumée a toujours peint et dessiné. Venue à la peinture grâce à sa rencontre avec d’autres peintres, elle a choisi l’huile pour s’exprimer. Il y a treize ans, elle commence à exposer, puis décide en 2009 de se consacrer entièrement à la peinture. Elle parle avec reconnaissance des galeristes qui la soutiennent, Virginie Barrou Planquart, Jouan Gondouin, la galerie de l’Echaudé, « qui font tout pour défendre de jeunes artistes et leurs coups de cœur ». Elle expose dans de nombreux salons. Il y a deux ans elle a été primée par le salon des Artistes français.

Ce qui m’a amenée à peindre des foules, c’est le souhait de marquer un temps de pause dans ma vie. Cela s’est accompagné d’un lent mouvement dans la peinture. Regarder les autres, imaginer une histoire, capter une atmosphère. Peu à peu, les cadrages sont devenus plus audacieux. Depuis, j’oscille entre un travail classique de représentation de l’homme et un travail plus abstrait, mais ce n’est pas vraiment chronologique, même s’il y a une évolution dans ma figuration. Ce que je cherche avant tout c’est rendre compte de l’impression que l’on peut avoir d’une scène. La vie ne ressort pas par ses détails, mais par une ambiance.

Construire l’espace

Comment donner cette impression de volume et d’espace en plongée ? Dans un tableau classique, on s’appuie sur des lignes de fuite et un point d’horizon. En fait, sur mes derniers tableaux de foules, le sujet n’est pas forcément évident à l’œil. Donc il faut faire comme dans un livre, donner un sens de lecture. Et cette lecture qui est donnée par la perspective dans une toile traditionnelle, je la matérialise en imprimant un mouvement au tableau. C’est le travail de la touche et le mouvement du poignet qui construisent l’espace, soit en balayage rapide à la brosse, soit au pinceau pour les détails. Je peins sur un fond nu. Ensuite, je pose des masses de couleurs foncées et je structure le mouvement. La clé, c’est le geste. Je crée des croisements de touches très larges à la brosse de manière à concentrer le regard du spectateur et faire naître la sensation de vue en plongée. En fait, il faut que l’œil circule. Je crée un chemin entre les masses de personnages.

La piscine 80/80

Le format carré invite le regard à prolonger la scène en dehors du tableau. Il introduit la notion de temps et de séquence. Cette toile en annonce beaucoup d’autres. La touche est encore réaliste au premier plan figuratif, l’espace encore traditionnel grâce à la bande de terre qui clôt la toile dans sa partie supérieure.

« C’est la touche et le mouvement du poignet qui construisent l’espace »

C’est ma solution plastique pour structurer le tableau. C’est là que l’on peut parler de composition. Le point de fuite est très perceptible et il n’est pas toujours au centre du tableau.

Couleurs – Lumières

La profondeur est donnée par le contraste de traitement des couleurs. L’œil reconstitue les mélanges en les associant et hiérarchise. J’alterne un travail en jus pour créer des transparences et en touches épaisses pour les détails des personnages. A l’huile, je dois respecter des temps de séchage entre chaque étape ; je travaille beaucoup en réserve pour faire surgir les couches inférieures. Comme ma palette est assez mouvementée, je crée des temps calmes pour que l’œil se repose, des endroits où la couleur est la même. Cela va structurer le tableau. L’autre façon de créer une sensation d’espace est d’accentuer le travail des ombres et des lumières. J’utilise souvent le violet, qui donne vraiment cette sensation d’ombre sans violenter les couleurs qu’il côtoie. Jusqu’à maintenant, j’avais banni le noir de ma palette : il n’enrichissait pas les couleurs avec lesquelles il se mélange. Mais j’en reviens. Dans mes tableaux réalisés pour une exposition récente à la galerie de l’Echaudé à Paris, j’ai utilisé du noir non pur et j’ai constaté que la palette était cohérente. J’ai accroché dans mon atelier un cercle chromatique ; je m’y réfère souvent, mais a posteriori. Je ne suis pas de formation classique et du coup, j’ai pris avec les couleurs une vraie liberté. Avec le temps, je travaille de plus en plus sur des effets nuageux plus ou moins en touche, plus ou moins épais. Cela permet de faire le lien entre les tourbillons humains. Je cherche moins à construire un point central dans le tableau qu’à mettre en place un cheminement du regard, une sorte de fil invisible qui fait le lien entre les masses colorées. Ce rehaut mat, souvent plus clair, accentue les contrastes de couleurs et l’effet de perspective plongeante.

Un peu de pigment pur

Souvent, j’ajoute un peu du même pigment à toutes les couleurs d’un tableau : des ocres de Roussillon, un iridescent, un rose fluo ou encore l’or pâle de chez Sennelier, qui permet des effets dorés imperceptibles. De la pointe du pinceau, je le mélange à une petite quantité de peinture sortie du tube. Cela donne un fil directeur dans la chromatique de la toile. C’est perceptible sans être flagrant et cela octroie à la palette une belle cohérence. Pour un travail en transparence, je mélange les pigments à un médium (2/3 huile de lin, 1/3 térébenthine) et une cuillère à soupe d’accélérateur. Si je veux une touche très cimentée, j’augmente la dose de pigment.